Ma semaine à la Ferme des enfants (Troisième épisode) : la prise de décision par consentement en sociocratie

Je continue ma série d’articles sur la Ferme des Enfants par la formation en gouvernance partagée et sociocratie que nous avons reçue. J’avais déjà entendu parlé de gouvernance partagée et je connaissais les principes de base de la sociocratie et notamment de la prise de décision par consentement sans avoir une idée très claire de la manière dont cela pouvait être mis en œuvre de manière pratique.

Durant cette semaine de formation, c’est Laurent Bouquet, le conjoint de Sophie et cofondateur de la Ferme des enfants qui nous a enseigné cette technique et de manière « pratico-pratique » et très dynamique. Il nous a tout de suite mis dans le bain en nous expliquant qu’on allait devoir utiliser la prise de décision par consentement –zéro objection afin d’organiser la soirée festive de fin de stage. Or, comme on était nombreux (24 stagiaires) et que le temps imparti pour la réflexion et la prise de décision était relativement court (deux fois 1h30), il a animé notre réunion en véritable chef d’orchestre, s’assurant que l’on ne se perdait pas en détails et en digressions. Il nous a fait plonger directement dans le processus sans trop nous expliquer la théorie et je dirais qu’en effet, la pratique de ce type d’exercice vaut mille mots.

Pour ceux qui veulent avoir plus de détails, (en attendant d’avoir l’occasion de la pratiquer), je vous conseille le très bon MOOC en gouvernance partagée  organisé par les Colibris (voir aussi cette animation pour un super résumé du processus).

La sociocratie est un outil incroyablement efficace pour prendre des décisions, animer des réunions, pour peu que l’animateur de la réunion soit bien au fait de la technique, vigilant quand aux respect des règles et du timing. 

Ma façon de voir les réunions a été révolutionnée.

La prise de décision par consentement est une procédure assez protocolaire et donc bien balisée, qui permet de prendre des décisions, d’organiser des évènements (ou autre) rapidement et en limitant les frustrations ou ressentiments éventuels qui peuvent naitre dans les réunions où l’on pratique la négociation suivie d’un vote à la majorité.

Au-delà du processus de prise de décision finale, toute la progression et l’organisation des différentes phases des réunions a été très instructive. Je pense que ce sont les 2 seules réunions de ma vie que j’ai trouvées réellement constructives, productives et diablement efficaces. Pas une minute n’a été perdue à faire autre chose qu’avancer sur la question posée.

La clé est cependant d’avoir un leader/animateur de réunion très bien formé à la procédure qui peut ainsi bien gérer les interventions des gens, tant en terme de temps qu’en terme de contenu. Cela permet de garder la réunion dynamique et concise.  On est obligé de se concentrer pour ne pas « rater le coche ». Aussi on sait que ça va être rapide donc c’est plus facile de se motiver pour rester concentré.

Alors allons-y, je vous explique maintenant quelle est cette technique révolutionnaire pour prendre des décisions (même à 24 !!!!!).

La première partie est la « mise en proposition », ou consensus systémique (voir figure ci-dessous), un ensemble de 3 étapes visant à énoncer la question, écrire et évaluer les propositions du groupe. Cette procédure peut être appliquée à l’organisation de n’importe quel évènement ou même discussion où plusieurs solutions peuvent être proposées.

Document tiré des ressources de l’Université vivante, mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International

Voici les étapes que l’on a suivies :

  1. On a commencé par une réunion stratégique (de 30 minutes) lors de laquelle la question a été énoncée (Ici,  « que voulez-vous faire lors de votre soirée festive ? ») et chacun a pu apporter sa réponse en mode « popcorn ». Dans cette phase, les idées fusent sans que l’on se soucie de la faisabilité, du comment, du pourquoi ou du qui. On ne fait pas de tour de parole un par un, chacun peut s’exprimer, dès que l’autre a fini. Il s’agit donc de faire des propositions, qui sont notées à la vue de tous par l’animateur de la réunion. Pour plus de clarté, chaque proposition est nommée par une lettre de l’alphabet.

Par exemple :

A. Méditer sous les étoiles,

B. Écouter de la musique avec une sono.

Ensuite chacun a évalué à l’écrit sa résistance ou tension ressentie par rapport à chaque proposition. On a donc attribué, à chaque proposition une note de 0 (aucune résistance, je suis parfaitement d’accord avec cette proposition) à 10 (très forte résistance, je suis totalement opposé à cette proposition).  Donc typiquement, celui qui a proposé mettra 0 à son idée. Si on met 5, c’est qu’on ne tient pas particulièrement à cette idée (cela nous est égal que la proposition soit acceptée ou non mais on ne va pas se battre « pour »), mais ça ne nous gène pas qu’elle soit retenue (on ne va pas non plus se battre « contre »).  Ici on ne s’exprime pas contre la personne qui a proposé (d’ailleurs son nom n’est pas noté) mais juste en fonction de notre ressenti personnel face à cette proposition. On a donc pris 10 minutes pour évaluer les 20 propositions.

Dernière étape dans cette phase de mise en proposition : la notation collective ou expression du groupe.  Pour chaque proposition, on  a additionné les points accordés par chacun. On a fait, pour cela, un petit exercice de calcul mental. La première personne devait donner son score à la proposition A, la 2ème devait alors ajouter son propre score dans sa tête et dire oralement le résultat de l’addition. La troisième personne ajoutait à son tour son score au résultat obtenu et ainsi de suite jusqu’à ce que tout le monde ait parlé.

Cette phase d’expression du groupe,  permet d’aboutir à une évaluation chiffrée des résistances du groupe face à chaque proposition. C’est un réél exercice de co-créativité. Le résultat final émergera d’une réflexion commune où chacun a pu donner ses idées (lors de la proposition) ou son avis (lors de la notation). Le résultat pourra donc être « assumé » par l’ensemble du groupe.

Ce processus est également appelé consensus systémique.

2. On est ensuite passé à la formation d’un groupe de travail qui s’est réuni afin de faire une proposition opérationnelle. Dans notre cas, ce groupe de travail était constitué de 5 personnes qui se sont portées volontaires (mais on aurait aussi pu faire une élection sociocratique). Elles avaient pour mandat de travailler à partir des propositions du groupe (et de leur notation) et de faire de leur mieux, dans le temps imparti (une réunion d’une heure trente environ) pour proposer un programme pour la soirée festive . Pour cela, le groupe de travail devait utiliser une fiche de proposition afin de rédiger la proposition. Cette fiche d’une page contient différentes sections (thème, sujet, contexte, question à traiter, proposition détaillée incluant qui fait quoi, le budget), et notamment les avantages et inconvénients de la proposition.

Une proposition n’a pas besoin d’être très précise car le groupe peut la bonifier par la suite et la proposition mûrit avec le collectif.

Le groupe de travail a nommé une « présidente » de groupe agissant en tant que porte-parole et qui s’est chargée de présenter la proposition et de répondre aux questions.  Une fois rédigée par le groupe de travail, la fiche de proposition a été distribuée au groupe qui en a pris connaissance avant la réunion de « prise de décision par consentement-zéro objection ».

3. Prise de décision à zéro objection

Document tiré des ressources de l’Université vivante, mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.

La prise de décision par consentement peut être utilisée pour n’importe quel type de décision, pourvu qu’une proposition ait été élaborée au préalable. Elle diffère d’une prise de décision par concensus car ici, on ne cherche pas à avoir un « oui » unanime mais plutôt à ne recueillir aucun « non », c’est-à-dire, aucune objection. À savoir qu’une objection doit être jugée légitime par l’animateur et n’est pas une simple préférence (on en reparle plus bas).

 

3.1 Présentation de la proposition

La présidente du groupe de travail a présenté la proposition au groupe en suivant la fiche rédigée. Tous les participants ont écouté activement en prenant des notes. Dans notre cas, le groupe de travail avait essayé de garder la plupart des propositions qui avaient été émises et qui avaient reçu le moins de résistance en rendant optionnelles certaines activités (se balader vers la rivière, méditer sous les étoiles, faire un atelier de dégustation de vin).

3.2 Phase de clarification

Tous les participants ont pu poser des questions pour clarifier la proposition, en mode pop-corn. Le but était de clarifier ce que l’on n’avait pas bien compris et non de faire des contre-propositions induites. À ce stade, on ne donnait donc pas notre avis.

3.3 Tour d’expression

Chacun avait une minute pour donner son avis (qui pouvait être très bref lorsque la proposition convenait). Il était toutefois possible de souligner ce qui nous plaisait particulièrement. On pouvait également spécifier ce qui nous plaisait moins et préciser ce qui manquait ou ce qu’il aurait fallu changer pour que ça nous plaise plus. Par exemple, une personne a dit qu’elle trouvait dommage de faire plein d’ateliers optionnels différents en même temps car elle pensait que ça allait limiter la cohésion du groupe et les occasions d’échanger tous ensemble.

3.4 Bonification de la proposition

La chef du sous-groupe de travail a alors modifié la proposition en fonction des commentaires qui ont été émis par le groupe. Il s’agissait ici de bonifier la proposition pour qu’elle plaise au plus grand nombre. La chef de groupe était ici souveraine. Elle représentait le groupe mais dans sa propre subjectivité et et devait prendre la responsabilité de modifier autant qu’elle le souhaitait la proposition, sans consulter son groupe de travail. Les membres du groupe de travail avaient la possibilité « d’objecter » lors de l’étape suivante.  L’animateur notait les modifications au fur et à mesure. Lors de cet exercice la chef du groupe de travail a courageusement fait un gros ménage en supprimant beaucoup d’activités optionnelles et en simplifiant beaucoup la proposition.

3.5 Le tour d’objection

On a été invité, chacun à notre tour , à se prononcer sur la nouvelle proposition en disant  « pas d’objection » ou  » j’ai une objection » sans détailler la nature de l’objection. L’animateur a pris en note la liste des personnes qui avaient une objection.

Il est important de comprendre qu’une objection n’est pas une préférence. Il s’agit plutôt d’un aspect de la proposition qui nous pose vraiment problème, « avec lequel on ne peut pas vivre ». Il s’agit de quelque chose qui est contraire par exemple à nos valeurs ou qui va limiter notre engagement et notre motivation dans la poursuite du projet. 

Une fois le tour de table fini, l’animateur a invité la première personne à expliquer son objection. L’animateur a alors posé des questions pour être sûr de bien la comprendre, et identifier les besoins sous-jacents. Cette phase lui a permis de « qualifier » l’objection (et de s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une préférence). Une phase de discussion a suivi afin de voir ce qui pouvait lever cette objection. Durant cette étape, le groupe s’est concentré sur les besoins de la personne qui a objecté, sans se soucier des autres objections suivantes ou des nouvelles objections qui auraient pu en découler. Tout ceci se fait sans jugement, en faisant de l’écoute active pour comprendre parfois ce qui se cache derrière une objection. L’animateur a alors fait une proposition pour répondre au besoin de la personne qui avait objecté. La personne a considéré que la proposition répondait bien à son besoin et elle a levé son objection. Dans le cas contraire, on aurait dû chercher une autre proposition. Il faut alors être imaginatif. Une fois que la première objection a été levée, on a passé en revue toutes les objections suivantes. Une fois que toutes les objections ont été levées, la proposition bonifiée a fait l’objet d’un second tour d’objection. On a recommencé le processus jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’objection.

Dans notre cas, la première objection était partagée par plusieurs personnes. En la traitant, on a donc levé plusieurs objections en même temps. Certaines objections nous ont permis de parfaire l’organisation pratico-pratique de la soirée, en soulignant qu’il fallait désigner des personnes responsables pour coordonner chaque aspect de la soirée. Nous avons eu finalement 3 tours d’objections. J’ai été impressionnée de voir à quel point les objections ont permis de bonifier le programme de la soirée. Cette réunion incluant les 3 tours d’objections a duré 1h30. À la fin, on avait un programme précis de la soirée, une liste des choses à faire, les responsables en charge de coordonner les différentes activités et la satisfaction d’avoir abouti à un résultat qui convenait à tout le monde sans qu’il y ait eu de perte de temps ou de friction interpersonnelle.

Cette expérience m’a appris trois points essentiels sur ce mode de décision :

  • Poser une objection est un acte de co-création :

Dans notre exemple les objections se sont révélées très constructives et elles ont souvent été partagées par plusieurs personnes qui n’avaient pas forcément osé poser une objection. Cela m’a fait réaliser l’importance de ne pas hésiter à exprimer une objection, de surmonter la peur (infondée) de passer pour « un rabat-joie tatillon ». C’est sûr qu’au début, il est très difficile de savoir si notre objection est valable ou non et il peut être tentant de se retenir de l’exprimer. Pourtant, il est courant que plusieurs personnes aient la même objection sans oser la nommer. Pour se sentir plus à l’aise, il faut voir les objections comme des occasions de bonifier la proposition. Il est important de penser à ses propres besoins et ne pas se restreindre par peur d’aller contre le groupe. En sociocratie, les besoins de chacun sont légitimes. Il n’y pas d’idée qu’un individu doit se conformer à l’avis de la majorité. Chaque individualité a sa place.

  • Travailler sur une proposition à bonifier évite les remises en question incessantes:

Le fait de travailler sur une proposition, un texte écrit, lu par tous dans l’optique de la bonifier, sans possibilité de revenir en arrière pour tout changer permet d’avancer plus vite. Chacun sait que le but est d’avancer pour finaliser la proposition. Le fait de ne pas revenir en arrière ou de tout recommencer à zéro comme c’est parfois le cas lors de certaines prises de décision mais plutôt de modifier la proposition juste ce qu’il faut pour être « acceptable » permet de canaliser les énergies et de simplifier les discussions.

  • Avoir un  protocole de travail balisé avec des étapes claires permet d’éviter les discussions stériles

Dans cette procédure, il n’y a pas de place pour discuter des préférences ou des détails que l’on aurait vus différemment. Cela signifie que le résultat final ne correspondra pas à l’idéal de chacun, mais sera plutôt un compromis acceptable (on dit parfois « good enough for now » ou  « safe enough to try »). On n’a donc pas besoin de négocier chaque détail. Cela permet d’éviter les digressions et les monologues de ceux qui aiment parler pour ne rien dire.

Dans l’exemple que j’ai donné, tout s’est passé très vite car l’enjeu était peu chargé émotionnellement. La question posée était très pratique. Cependant, j’ai pu observer que lorsque l’enjeu discuté touche particulièrement les participants, la phase du tour d’expression peut être prolongée pour « contacter le problème ».  Cette phase est alors très enrichissante et permet de bien mettre à plat les résistances de chacun avant d’essayer de résoudre le problème.

La prise de décision par consentement est donc un des outils de base de la sociocratie et elle peut être utilisée dans tout type d’organisation ayant une « gouvernance partagée ».

Gouvernance partagée :

Bien que l’on n’ait pas abordé en détails tous les aspects du fonctionnement de la gouvernance partagée (qui fait l’objet d’une formation de 5 jours), je peux vous partager  ce que nous en a dit Laurent Bouquet. La gouvernance partagée diffère de la gouvernance hiérarchique habituelle car elle distribue le pouvoir sur des cercles spécialisés qui vont s’échanger les informations pertinentes. Mais il ne s’agit pas de tout discuter et de tout « voter » en groupe car ce mode de fonctionnement s’est montré particulièrement peu efficace pour aboutir rapidement à des actions concrètes. Dans une gouvernance partagée, des rôles avec un champ de décision et de compétences spécifiques sont distribués. Ainsi chaque personne va avoir son périmètre d’action et de décision. En cas de désaccord, il existe des procédures pour soit demander un changement de décision ou rééavaluer le champ d’action du rôle. Ainsi il y a en amont un gros travail pour décider ce qui se décide en groupe et ce qui est délégué à un rôle précis. Une fois ce travail fait, le groupe peut ainsi avancer rapidement et seul les enjeux importants sont discutés dans les cercles.

À la Ferme des Enfants, le Conseil d’École prend ces décisions grâce au consentement zéro-objection. Il semble que les réunions soient efficaces et que les enfants apprécies la procédure car ils savent qu’il y a des règles justes.


Cette expérience de prise de décision m’a beaucoup plu et m’a donné envie d’aller plus loin. J’ai été séduite tant par les aspect pratiques que sur l’aspect humain. En effet, la sociocratie se base sur une communication sincère, dénuée de jugement, permettant d’offrir un lieu d’échanges où l’on peut déposer ce que l’on a sur le coeur. La sociocratie est bien plus qu’une façon de gérer les réunions, de prendre des décisions. C’est vraiment une autre façon de penser les échanges humains au sein d’organisations en tout genre. Cela peut même s’appliquer à la famille.

Je ne prétend pas ici donner une vue exhaustive de ce qu’est la sociocratie mais je voulais vous partager mon expérience et vous recommander chaudement d’essayer d’en apprendre davantage et si possible de vous y faire initier par quelqu’un d’expérience. Il s’agit vraiment d’une pratique qui se vit plutôt qu’elle ne se lit.

Alors je vous souhaite une bonne expérimentation !!! 

 

 

 

 

 

 

 

 

2 réponses sur “Ma semaine à la Ferme des enfants (Troisième épisode) : la prise de décision par consentement en sociocratie”

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